• Il est toujours utile de revenir à la lecture du Prince pour se confronter à la logique de Machiavel, qui rend son ouvrage si vif. Cet essai qui connut très tôt un grand succès a de tout temps été simultanément encensé pour sa perspicacité et vivement critiqué pour son absence de morale. Les plus grands penseurs politiques, de Hobbes et Spinoza à Rousseau et Tocqueville, s’y sont référés, pour insister sur sa grande pénétration, jugeant parfois, comme Rousseau, que son absence affichée de toute morale constituait un signe que l’auteur voulait donner une leçon aux hommes de ce qu’il convenait de ne pas faire.

    Il est cependant très clair que le Prince est d’abord une leçon de politique à l’usage des gouvernants. L’ouvrage, écrit dans le contexte de l’Italie du XVIème siècle, décrit les mœurs de l’époque, et montre par des exemples précis les bonnes pratiques de gouvernement dans un monde de conflits permanents entre petits Etats morcelés, en proie à la convoitise de leurs voisins.  

    Il est incontestable néanmoins que la lecture du Prince, pour éclairante et pénétrante qu’elle soit, ne suffit pas à appréhender la philosophie politique de Machiavel dans toute son étendue. Il est indispensable de la compléter par la lecture des Discours sur la première décade de Tite Live, ouvrage beaucoup plus long, inspiré de l’expérience romaine, dans lequel Machiavel prit le temps d’exposer toutes les réflexions que lui suggérait l’évolution de l’Empire Romain et en quoi les règles qui ont présidé à sa constitution et à son expansion peuvent être adaptées à toute situation d’un Etat qui souhaite assurer sa permanence.

     

    Il est significatif que Spinoza, dans son Traité politique se soit référé à Machiavel à plusieurs reprises, le jugeant toujours  « très pénétrant » comme l’a bien analysé Paolo Cristofolini. En fait, de Hobbes, qui développa la première théorie du contrat social, à Tocqueville, qui exposa méticuleusement les caractéristiques de la démocratie bourgeoise à l’américaine, tout en sachant décrypter les principaux ressorts en œuvre dans la Révolution française, en passant par Rousseau, l’un des concepteurs de notre modèle de démocratie, les principaux penseurs politiques étaient redevables à Machiavel des prémices de leurs théories. 

     

    A lire aussi :

    Le Traité politique – Spinoza

    Machiavel et nous – Louis Althusser

    Spinoza et le "très pénétrant Florentin" par Paolo Cristofolini

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  • En novembre 1919, alors qu’il avait trente-six ans, Kafka entreprit d’écrire une très longue lettre à son père, au lendemain de la rupture de son projet de mariage avec Julie Wohryzek, qu’il avait connue au début de la même année.

    Dans ce texte, il s’explique sur la peur que son père lui a inspirée depuis sa plus tendre enfance. Ce père, entreprenant et dominateur, apparût au jeune Franz comme une force de la nature, alors que lui-même était un enfant fragile, silencieux et craintif. Il avoua dans cette lettre avoir admiré la capacité de son père à dominer les situations les plus diverses, à s’imposer tant dans son commerce  que dans sa vie familiale. Seulement, l’éducation que son père lui administra écrasa la personnalité de Franz, renforça son incertitude, son inaptitude à s’exprimer, à affronter une situation nouvelle, à nouer des relations.

    Le jeune Kafka eut toujours tendance à se retourner vers sa mère, beaucoup plus douce et compréhensive, mais elle aussi occupée dans le commerce familial et, de ce fait, insuffisamment disponible. Il lui resta donc la proximité des bonnes qui s’occupaient de lui dans sa petite enfance.

    La lettre relate quelques souvenirs cuisants, comme sa mise en pénitence, en plein hiver, sur la pawlatsche, longue galerie externe construite sur toute la longueur des façades intérieures des vieux immeubles pragois, à la suite d’un caprice. Il évoque sa fuite précoce de tout ce qui lui rappelait son père, à commencer par le magasin familial situé au cœur de Prague. La lettre aborde la question du choix de ses études et de sa profession, largement motivé par le désir d’échapper à l’emprise paternelle, ainsi que le « fantôme de judaïsme » transmis par son père.

    Cependant, le point central de cette vaste explication concerne les tentatives de mariage du jeune Kafka, à commencer par la récente rupture avec Julie Wohryzek, provoquée par l’hostilité du père à ce projet. Kafka rappelle à mots voilés les conseils formulés par son père à son adolescence pour débuter sa vie sexuelle, qui consistaient, selon les habitudes de l’époque, à fréquenter les maisons closes. Il rappelle le long épisode de sa relation avec Felice Bauer, de ses fiançailles deux fois prononcées à Berlin devant la famille de cette jeune fille et deux fois rompues à son initiative.

    Dans ces passages, il rappelle clairement que ses propres hésitations à s’engager dans le mariage, malgré son désir profond de fonder une famille, tenaient à la difficulté qu’il entrevoyait à concilier un foyer avec sa production littéraire.

    Cette lettre, qui apparaît en définitive comme un vaste règlement de compte éclaire le lecteur sur les sources d’inspiration intimes de l’auteur. Elle démontre que la rupture principale dans sa personnalité provenait de cette relation impossible avec son père. Il apparaît clairement qu’une longue explication de ce type, même si elle aborde les questions du point de vue de chacun des protagonistes, ne serait pas de nature à améliorer les relations familiales. Kafka en était bien conscient lorsqu’il soumit la lettre à sa mère : celle-ci lui objecta immédiatement que le père ne supporterait pas une telle remise en question de sa personne. Il suivit cette objection.

    Il serait erroné cependant de voir dans cette lettre une dernière tentative avortée de Kafka. Bien au contraire, pour dérisoire qu’elle puisse paraître dans ses motivations et son absence d’effet direct, elle peut être lue comme un élément clef de la longue auto-analyse que Kafka effectua tout au long de sa vie d’adulte, au travers de son journal où, en fidèle lecteur de Freud, il consignait ses rêves, ainsi que dans sa correspondance, tant avec ses maîtresses Felice et Milena, qu’avec ses amis ou sa sœur Ottla.

     

    Il est même probable que la rédaction de cette lettre fut le point final de sa démarche de rupture en vue de nouer une aventure amoureuse, qui se concrétisa par son départ à Berlin en 1923, où il vécut pour la première fois une relation « conjugale » suivie avec sa dernière compagne, Dora Diamant. C’est seulement après la rédaction de la Lettre au père qu’il trouva la force de quitter Prague et ses parents, de partir à l’aventure dans des conditions difficiles et d’y trouver un fragile bonheur, malheureusement interrompu par l’intensification de sa maladie et son décès précoce à Kierling en Autriche.

     

    A lire aussi : 

    Kafka, les souris et le chat

    Le verdict – Franz Kafka

    La colonie pénitentiaire – Franz Kafka

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  • Texaco est une épopée racontée par une femme, Marie-Sophie Laborieux, fille d’Esternome et d’Idoménée. Son sermon couvre une période d’un siècle et demi, au cours de laquelle les Martiniquais conquirent le statut de citoyen français, alors qu’à ses débuts, la majorité noire originaire d’Afrique vivait une forme d’esclavage brutal, sous la férule des békés, ces créoles d’origine européenne qui ont réussi à concentrer l’essentiel des richesses entre leurs mains.

    Le récit prend la forme d’un collage de textes divers, abordant en majeure la vie de la famille Laborieux, débutant par le père de Marie-Sophie, qui évoquait dans ses révélations à sa fille ses épreuves dans la société esclavagiste et ses amours tumultueuses avec sa maîtresse Ninon, qu’il perdit au cours de l’éruption de la Montagne Pelée, suivies de sa rencontre avec Idoménée, avant de se concentrer sur les aventures vécues par Marie-Sophie. Cette narration dominante est entrecoupée d’extraits des cahiers de Marie-Sophie Laborieux, évoquant généralement le mode de vie des habitants, et parfois des notes de l’urbaniste chargé par l’administration de raser le quartier Texaco, du nom de la compagnie pétrolière qui construisit de grands réservoirs d’hydrocarbures à la périphérie de Fort de France, autour desquels un vaste bidonville s’agglutina spontanément, du fait de la rage de survivre de la masse de la population issue de l’esclavage.

    Ce roman, qui relate un long et laborieux soulèvement vers la liberté et la dignité d’une population ignoblement maltraitée, se caractérise par une langue très imagée, parsemée d’expressions créoles, par des bribes de dialogues très vifs. Il est traversé par quelques grandes figures historiques, au premier rang desquelles Aimé Césaire, encadrées par les grands noms de Schoelcher et de de Gaulle.

     

    Une grande émotion naît de l’évocation des étapes tragiques de l’avancée vers la liberté et la démocratie, en même temps qu’un plaisir de lecture intense procuré par toutes les formules inattendues, insérées dans un texte d’une très haute qualité littéraire. Il faut dire que pour ces descendants de parias restés pauvres, l’image de la France est toujours associée à celle de la Révolution Française et que Marie-Sophie Laborieux, au milieu de toutes ses aventures, a su préserver ses exemplaires lus et relus de Rabelais, Montaigne et autres grands classiques de la littérature.

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