• Pour Roland Barthes, l’écriture se distingue nettement de la langue, ce bien commun de tous les humains qui la partagent dans chaque zone linguistique, au sens large. Que chacun en use comme il l’entend, la langue est présente comme une atmosphère, une substance invisible dans laquelle on puise sans s’en rendre compte.

    Le véritable instrument de l’écrivain en revanche, c’est l’écriture qu’il va développer et modeler selon sa manière, qui est elle-même distincte du style, lequel pourrait être qualifié de supplément d’âme né de la pratique de l’écriture. Il existe d’ailleurs pour Barthes des écrivains sans style, comme André Gide, Maupassant, Zola ou Daudet.

    La différenciation des écritures a été accentuée par les accidents de l’Histoire, qui ont vu les humains contester les formes de vie en usage précédemment. Roland Barthes cite la période révolutionnaire où l’écriture, comme la parole, se devait d’être emphatique. A l’inverse, le marxisme a imposé un langage à vocation scientifique, propre à développer la connaissance et former un référent stable. Ultérieurement, le stalinisme a brouillé ce schéma pour opposer le véritable révolutionnaire au « contre-révolutionnaire » dans un contexte de procès permanent.

    En littérature, l’infléchissement majeur dans l’espace francophone a eu lieu au XIXème siècle, lorsque des écrivains, sous l’impulsion de Flaubert, ont considéré que l’écriture devait être un travail. Flaubert a initié cette tendance en soumettant ses phrases au « gueuloir ». La rédaction devait nécessairement être longue, laborieuse et remise sur le métier à de multiples reprises. Le résultat devait aboutir à cette forme de perfection qu’affectionnait Flaubert.

    Barthes pointe les caractéristiques artificielles des différents types d’écritures : ainsi pour l’écriture romanesque, l’usage courant du passé simple et du « il » de la narration, qui servent à caractériser le genre par ces choix arbitraires. Quant à l’écriture poétique, depuis Rimbaud, elle a été totalement déstructurée, ce qui la rend totalement autonome par rapport à tous les autres types d’écriture.

    Ce que Barthes finalement cherche à démontrer, c’est que toute cette évolution de l’écriture, après le rejet des modèles du passé, n’a d’autre possibilité que d’aboutir à l’écriture la plus neutre qui puisse être, abandonnant l’éclat du style à la Victor Hugo ou l’écoulement inexorable de la phrase longue à la Marcel Proust. Cette progression, à l’époque où il rédigea son ouvrage, avait atteint ce qu’il appela «le degré zéro de l’écriture », par la rédaction, la plus impersonnelle possible, de L’Etranger de Camus.   

    Depuis la publication de l’essai de Roland Barthes au début des années 1950, les formes d’écriture se sont encore diversifiées, atteignant des niveaux de recherche sans doute inimaginables auparavant, comme par exemple l’écriture de Claude Simon qui, au fil des publications, évolua vers un écart de plus en plus accentué des formes traditionnelles. L’éclatement des modes d’écriture selon la sensibilité des écrivains semble aujourd’hui n’avoir aucune limite, ce qui rend la production littéraire totalement inclassable en fonction des critères du passé.

    Ce qui est remarquable dans ce tableau en morceaux, c’est que de grandes œuvres continuent d’apparaître, selon des modes nouveaux ou traditionnels.

     

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  • Au lendemain d’un terrible conflit comme la Première Guerre Mondiale, les survivants ressentent couramment le besoin de se distraire pour oublier les privations et les blessures du passé. C’était le cas au début des années 1920, lorsqu’un certain nombre d’Américains choisirent de venir vivre à Paris. Ceux-ci se recrutaient surtout dans les milieux artistiques ou dans le journalisme. C’est ainsi qu’affluèrent des écrivains américains en devenir ou déjà consacrés.

    Ils habitaient de modestes logements dans des quartiers alors populaires, comme le Quartier Latin. Ernest Hemingway est celui qui popularisa cette époque et en restitua le souvenir dans Paris est une fête. Il laisse entendre que son récit, rédigé dans les dernières années de sa vie, à partir de notes d’époque retrouvées tardivement, pourrait être considéré comme une œuvre d’imagination. Cela indique, à tout le moins, que les éléments révélés par Hemingway sont le fruit d’une vision personnelle, sans doute infléchie par les quelques trente années écoulées depuis les événements qu’ils relatent.

    L’atmosphère du Quartier Latin restituée par Hemingway corrobore largement d’autres livres de l’époque : je pense notamment aux romans de Léo Malet. Ce qui inspire particulièrement Hemingway, c’est la fréquentation des cafés, où il écrivait ses nouvelles en consommant du vin ou du whisky. Son lieu de prédilection était la Closerie des Lilas, dont les tarifs devaient être beaucoup plus modestes qu’aujourd’hui.

    Ses portraits des « Américains de Paris » sont volontiers acides. Gertrude Stein, à qui il s’était présenté avec sa femme, fut sa première amie, dont il admirait le studio décoré d’œuvres contemporaines qu’elle partageait avec sa compagne. Elle lui donna quelques conseils sur sa manière d’écrire, en jugeant inaccrochables certains de ses textes comme Là-haut dans le Michigan. Il fut légèrement blessé lorsqu’elle lui révéla, après un incident avec un mécanicien, qu’il appartenait, comme tous les jeunes gens qui avaient fait la guerre, à une génération perdue. L’expression, proférée par le patron du mécanicien, a fait école pour désigner toute cette génération d’écrivains américains. Par la suite, ils se brouillèrent. En revanche, ses relations avec Sylvia Beach, la gérante de la librairie « Shakespeare and Company » restèrent toujours cordiales.

    Le plus long des portraits est consacré à Scott Fitzgerald, son aîné, « qui ressemblait alors à un petit garçon avec un visage mi-beau mi-joli. » Hemingway semblait intrigué par son confrère, dont il notait certaines caractéristiques physiques et d’apparentes crises visibles dans sa physionomie. Il effectua avec lui un voyage à Lyon, au cours duquel Scott Fitzgerald rata le train, voyage qui se révéla très frustrant en raison du caractère maladif de son compagnon, arrivé avec un jour de retard, et d’une crise qui le prit durant son séjour.

    Hemingway avait tendance à sous-estimer Scott Fitzgerald jusqu’à ce qu’il lût Gatsby le Magnifique, dont la qualité l’impressionna, alors que lui-même n’avait encore écrit aucun roman. A la fin, c’est envers Zelda que Hemingway se montre le plus critique : il prit clairement parti contre elle, la jugeant folle.

    Ainsi le récit, insensiblement, de la fête gagne la folie et la désillusion, malgré  la description des semaines consacrées au ski en Autriche, alors que les relations avec sa femme Hadley, après qu’elle eut perdu ses manuscrits, se détérioraient. Hemingway peine à cacher la mélancolie qui s’emparait de lui. Un an après avoir achevé son récit, il se tira une balle dans la bouche.

     

    Cette œuvre laisse finalement une impression mitigée, Hemingway peinant dès le début à faire ressortir une franche atmosphère de fête dans le Paris appauvri de l’après-guerre et sombrant au fil des rencontres et des événements dans une dépression à peine dissimulée. La vérité sur sa personnalité est sans doute contenue dans cette alternance de joie et de tristesse.


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