• Haïssant les voyages et les explorateurs, Claude Lévi-Strauss en fut tout de même réduit à aborder les péripéties de ses voyages destinés à pénétrer au sein de populations qui vivaient généralement dans un milieu naturel exotique et, à l’époque de ses expéditions, dans les années  1930 et 1940, n’avaient guère encore été touchées par le modernisme de la civilisation occidentale.

    Il procéda à une comparaison entre deux mondes éloignés l’un de l’autre, qu’il avait pu étudier de façon approfondie : l’Inde encore britannique, avant l’éclatement entre l’Inde actuelle, le Pakistan, puis plus récemment le Bangladesh, et l’Amazonie. Ses remarques à propos du surpeuplement du monde indien, qui limite les ressources, et la géographie du sous-continent, régulièrement soumis à de terribles inondations lors de la saison de la mousson, en opposition au vide du territoire de l’Amazonie brésilienne, où survivaient des tribus indiennes fort éloignées les unes des autres, l’amenèrent à conclure sur la chance relative du Brésil, largement sous-peuplé et peu équipé encore, malgré les conditions d’existence difficiles des Indiens du Brésil, qui prévalaient jusque-là.

    C’est précisément en se faisant accepter au sein des tribus amazoniennes les plus reculées qu’il put exercer sa mission d’ethnographe, en observant scrupuleusement l’habitat, les coutumes, les costumes et les peintures corporelles, la relation établie entre les vivants et les morts, lesquels tiennent une place majeure dans le quotidien de leurs descendants. Il analysa la condition des femmes, ainsi que celle des enfants et des vieillards. Il s’intéressa aux méthodes mises en œuvre pour se protéger, autant que faire se peut, des dégâts naturels, et aux stratégies de défense à l’encontre des tribus hostiles.

    Grâce à toutes ces investigations minutieusement rapportées au lecteur, Claude Lévi-Strauss permit à celui-ci de comprendre que ces civilisations dites primitives avaient élaboré des types d’organisation aussi complexes que ceux de nos modernes sociétés industrielles.

    Face à toutes ces descriptions, le lecteur comprend que l’activité de l’ethnologue nécessite une bonne santé, une pratique de plusieurs langues, une forte résistance à la fatigue et aux conditions climatiques et sanitaires difficiles, une grande empathie envers les populations les plus « étrangères » et une capacité à assimiler les organisations sociales et culturelles les plus éloignées de sa propre culture.

    Toutes ces qualités permirent à Claude Lévi-Strauss d’apprécier notamment l’extrême raffinement de la société des Bororo, qui jusque-là était considérée totalement primitive. Par ailleurs, l’étude des premières civilisations asiatiques et les découvertes récentes de l’archéologie l’incitèrent à poser pour hypothèse une jonction des civilisations asiatiques et américaines, autour de l’océan Pacifique, par des communications maritimes, en particulier entre l’Alaska et la Sibérie. Celles-ci pourraient remonter à vingt mille ans avant notre ère.

    Ainsi, ce livre est ouvert aux interrogations. Il contient implicitement une réévaluation des civilisations les plus reculées, qui permet de relativiser les avancées de notre propre culture devenue largement mécanique, industrielle et communicationnelle.

    Autre trait propre à ravir les amateurs de notre culture classique : l’hommage à Rousseau proféré vers la fin de l’ouvrage, Rousseau en qui Lévi-Strauss reconnaît «le plus ethnographe des philosophes : s’il n’a jamais voyagé dans des terres lointaines, sa documentation était aussi complète qu’il était possible à un homme de son temps, et il la vivifiait… par une curiosité pleine de sympathie pour les mœurs paysannes et la pensée populaire… »

    Il convient d’ailleurs de noter que l’écriture de Lévi-Strauss est aussi pure et élégante que celle de Rousseau.

    Il faut enfin relever quelques considérations finales relatives à l’islam, qui ont donné lieu à quelques polémiques, toujours vives. N’étant ni musulman, ni croyant, je n’y ai rien trouvé de choquant, mais il est compréhensible que la sensibilité des croyants soit à fleur de peau.

    Quoi qu’il en soit, Tristes tropiques reste un ouvrage majeur, à méditer longuement.

     

     

     

     

    A lire également : Rousseau et l’état de nature

     

                                    La vie primitive

     

     

     

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  • Pourquoi lisons-nous ? Pour que les livres continuent d’attirer des lecteurs après tant de siècles d’accumulation d’ouvrages de milliers d’écrivains, il faut bien que les lecteurs retirent quelque avantage de leur lecture.

    Il y a les manuels scolaires, qui sont des instruments d’instruction et dont le but n’est guère d’apporter un plaisir aux lecteurs, quoique cela puisse néanmoins se produire, généralement à l’insu de leurs auteurs et à l’encontre de leurs intentions.

    Mais il y a surtout toute la littérature romanesque, et c’est ce domaine qui suscita la réflexion de Roland Barthes.

    Il distingue deux types de gratifications que la lecture de romans peut apporter au lecteur : le plaisir et la jouissance.

    Le premier accompagne le plus souvent selon lui la lecture d’auteurs reconnus : il cite notamment Proust et Flaubert, et le lecteur qui lisait régulièrement ses chroniques dans Le nouvel observateur des années 1970 n’en sera pas surpris. Combien de fois n’aura-t-il pas apprécié le rapprochement que Barthes effectuait d’un incident de la vie quotidienne à un passage de La Recherche du temps perdu ? Ces chroniques, sans doute composées sous l’effet du plaisir de retrouver dans la vie courante une impression marquante de l’œuvre étaient souvent de nature à enchanter les lecteurs de Barthes.

    En revanche, il percevait la jouissance plutôt du côté des auteurs les plus modernes, et l’on peut concevoir en effet que les ruptures du style classique qu’opérait un écrivain comme Claude Simon, par exemple, produisent plus facilement la jouissance que le plaisir.

    A lire de tels romans, le lecteur qui vainc la difficulté inhérente à leur narration peut en ressentir une véritable jouissance, comparable, quoique sur un autre plan, aux effets produits par les textes de Sade ou de Choderlos de Laclos.

    Roland Barthes met en garde son lecteur cependant : le plaisir n’est pas garanti. Le lecteur qui relit un ouvrage qui lui procura le plus grand plaisir peut perdre celui-ci totalement à l’issue de sa relecture : c’est aussi une expérience que des lecteurs confirmés peuvent avoir vécue à plusieurs reprises.

    Ce court essai se présente au lecteur sous un nombre significatif d’entrées, renonçant ainsi à l’esprit de système et rendant sa lecture à la fois plus vive et moins didactique : il eût en effet été fâcheux qu’un tel texte devînt un pensum fastidieux. Heureusement, Barthes l’a agrémenté de quelques facéties à sa façon, comme la table finale renvoyant à différentes notions, énumérées par ordre alphabétique, selon les numéros de pages croissants.

     

     

    A lire :  Le degré zéro de l’écriture – Roland Barthes 

     

     

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