• En novembre 1919, alors qu’il avait trente-six ans, Kafka entreprit d’écrire une très longue lettre à son père, au lendemain de la rupture de son projet de mariage avec Julie Wohryzek, qu’il avait connue au début de la même année.

    Dans ce texte, il s’explique sur la peur que son père lui a inspirée depuis sa plus tendre enfance. Ce père, entreprenant et dominateur, apparût au jeune Franz comme une force de la nature, alors que lui-même était un enfant fragile, silencieux et craintif. Il avoua dans cette lettre avoir admiré la capacité de son père à dominer les situations les plus diverses, à s’imposer tant dans son commerce  que dans sa vie familiale. Seulement, l’éducation que son père lui administra écrasa la personnalité de Franz, renforça son incertitude, son inaptitude à s’exprimer, à affronter une situation nouvelle, à nouer des relations.

    Le jeune Kafka eut toujours tendance à se retourner vers sa mère, beaucoup plus douce et compréhensive, mais elle aussi occupée dans le commerce familial et, de ce fait, insuffisamment disponible. Il lui resta donc la proximité des bonnes qui s’occupaient de lui dans sa petite enfance.

    La lettre relate quelques souvenirs cuisants, comme sa mise en pénitence, en plein hiver, sur la pawlatsche, longue galerie externe construite sur toute la longueur des façades intérieures des vieux immeubles pragois, à la suite d’un caprice. Il évoque sa fuite précoce de tout ce qui lui rappelait son père, à commencer par le magasin familial situé au cœur de Prague. La lettre aborde la question du choix de ses études et de sa profession, largement motivé par le désir d’échapper à l’emprise paternelle, ainsi que le « fantôme de judaïsme » transmis par son père.

    Cependant, le point central de cette vaste explication concerne les tentatives de mariage du jeune Kafka, à commencer par la récente rupture avec Julie Wohryzek, provoquée par l’hostilité du père à ce projet. Kafka rappelle à mots voilés les conseils formulés par son père à son adolescence pour débuter sa vie sexuelle, qui consistaient, selon les habitudes de l’époque, à fréquenter les maisons closes. Il rappelle le long épisode de sa relation avec Felice Bauer, de ses fiançailles deux fois prononcées à Berlin devant la famille de cette jeune fille et deux fois rompues à son initiative.

    Dans ces passages, il rappelle clairement que ses propres hésitations à s’engager dans le mariage, malgré son désir profond de fonder une famille, tenaient à la difficulté qu’il entrevoyait à concilier un foyer avec sa production littéraire.

    Cette lettre, qui apparaît en définitive comme un vaste règlement de compte éclaire le lecteur sur les sources d’inspiration intimes de l’auteur. Elle démontre que la rupture principale dans sa personnalité provenait de cette relation impossible avec son père. Il apparaît clairement qu’une longue explication de ce type, même si elle aborde les questions du point de vue de chacun des protagonistes, ne serait pas de nature à améliorer les relations familiales. Kafka en était bien conscient lorsqu’il soumit la lettre à sa mère : celle-ci lui objecta immédiatement que le père ne supporterait pas une telle remise en question de sa personne. Il suivit cette objection.

    Il serait erroné cependant de voir dans cette lettre une dernière tentative avortée de Kafka. Bien au contraire, pour dérisoire qu’elle puisse paraître dans ses motivations et son absence d’effet direct, elle peut être lue comme un élément clef de la longue auto-analyse que Kafka effectua tout au long de sa vie d’adulte, au travers de son journal où, en fidèle lecteur de Freud, il consignait ses rêves, ainsi que dans sa correspondance, tant avec ses maîtresses Felice et Milena, qu’avec ses amis ou sa sœur Ottla.

     

    Il est même probable que la rédaction de cette lettre fut le point final de sa démarche de rupture en vue de nouer une aventure amoureuse, qui se concrétisa par son départ à Berlin en 1923, où il vécut pour la première fois une relation « conjugale » suivie avec sa dernière compagne, Dora Diamant. C’est seulement après la rédaction de la Lettre au père qu’il trouva la force de quitter Prague et ses parents, de partir à l’aventure dans des conditions difficiles et d’y trouver un fragile bonheur, malheureusement interrompu par l’intensification de sa maladie et son décès précoce à Kierling en Autriche.

     

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