• Franz Kafka commença à écrire à Milena Jesenská de Merano, où il effectuait un séjour au sanatorium de la commune pour soigner sa tuberculose. Milena Jesenská, jeune journaliste et traductrice tchèque, avait demandé à Kafka, qu’elle avait déjà rencontré antérieurement dans des cercles littéraires à Prague, l’autorisation de traduire ses nouvelles en tchèque : elle devint ainsi sa première traductrice dans la langue du pays où Kafka habitait. Milena, elle, vivait à Vienne avec son mari Ernst Pollak, juif comme Kafka. Milena lui répondit et rapidement le ton des lettres de Kafka devint plus insistant et familier. Il prévit de passer par Vienne lors de son retour de Merano à Prague dans le but de rencontrer Milena. La rencontre dura quatre jours durant lesquels les sentiments réciproques des deux épistoliers se cristallisèrent en un début de passion.

    Une fois revenu à Prague, Kafka poursuivit assidûment la correspondance avec souvent deux lettres par jour, qui pouvaient être complétées par des télégrammes contredisant certains points de la lettre qui venait d’être envoyée, mais pas encore reçue : ainsi la contradiction arrivait couramment à sa destinataire avant l’affirmation. Kafka avait déjà expérimenté ce type de correspondance intrusive avec sa première fiancée, Felice Bauer, à laquelle il écrivit durant cinq ans, de 1912 à 1917,  avant de rompre définitivement.

    Les lettres de Kafka abordent constamment son état de santé, ses insomnies, la contrainte de son travail. Il recommande journellement à Milena de se reposer elle aussi, tout en se plaignant couramment de ne pas recevoir de réponse assez rapide. Leurs sentiments amoureux jaillissent tout au long de cette correspondance, sans que jamais le moindre espoir de vie commune ne se fît jour : Kafka comprit que malgré leurs nombreux différends, Milena et son mari s’aimaient sincèrement.

    Au fil des mois, le ton de Kafka devint de plus en plus pessimiste, tant sur leurs relations que sur sa santé. Il organisa néanmoins une nouvelle rencontre à Gmünd, à la frontière entre l’Autriche et la Tchécoslovaquie, où chacun des partenaires n’avait à parcourir qu’une moitié de la distance qui les séparait. Mais cette entrevue se conclut par un échec qui scella la rupture finale entre Milena et Kafka.

    Des lettres furent encore échangées, mais sans espoir d’une quelconque évolution vers une vie commune. En 1923, il écrivit encore à Milena, lui annonçant qu’au bord de la Baltique il avait fait connaissance avec une jeune fille juive – il s’agissait de Dora Dymant, sa dernière compagne avec laquelle il vécut à Berlin jusqu’à son transport au sanatorium de Kierling en Autriche, où il décéda en 1924.

    Il est particulièrement regrettable que les lettres de Milena à Kafka aient été perdues : son point de vue et son style personnel manquent au lecteur qui, pour se faire une idée des sentiments de Milena envers Kafka, devra se reporter au très beau livre de Margarete Buber-Neumann intitulé Milena, dans lequel l’auteur relate la biographie de Milena, qu’elle avait connue au camp de concentration de Ravensbrück où celle-ci mourut d’épuisement en 1944.

     

     

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  • Jean Genet relate son séjour à l’abbaye de Fontevrault, transformée en prison au début du siècle dernier – séjour que sa biographie n’atteste pas, mais le prestige de Fontevrault, où les détenus côtoient les gisants des Plantagenet, et la proximité de la colonie agricole de Mettray, où les jeunes délinquants, dont Genet, étaient envoyés après avoir commis un premier délit, conféraient à cette prison une aura particulière à laquelle Genet était particulièrement sensible.

    Avant même son arrivée à Fontevrault, il savait qu’Harcamone, qu’il avait connu à Mettray, avait été condamné à mort pour le meurtre d’une fillette et y attendait son exécution, ce qui était, dans l’échelle de valeur des détenus, le summum du parcours que ces délinquants pouvaient atteindre. Genet y ressent naturellement le drame de son ancien camarade, tout en affirmant la gloire d’une telle fin.

    A Fontevrault, Genet retrouve un certain nombre de ses anciens compagnons de Mettray et tout son récit, rédigé dans une langue étonnamment poétique, est constitué d’une alternance des motifs de Mettray et de la vie interne de Fontevrault, où pèse la dureté des gâfes et la rouerie des marles, que viennent compenser les idylles qui se nouent et se dénouent entre détenus. Genet rapporte de façon détaillée son attirance précoce pour les garçons, favorisée par sa détention à Mettray d’abord, et qu’il renouvelle à Fontevrault, montrant toutes les manœuvres pratiquées pour déjouer la surveillance des gardiens, et toutes les joies ou les souffrances causées par les relations heureuses ou contrariées.

    La centrale de Fontevrault apparaît dans ce contexte comme un durcissement extrême de la douleur infligée aux détenus par rapport aux conditions, malgré tout plus modérées, de Mettray. Des amours brisées, des jalousies entre détenus surgissent. Des tentatives d’évasion débouchent parfois sur des résultats catastrophiques.

    Il apparaît clairement que tout ce récit est nourri de la longue expérience de l’univers carcéral qu’avait accumulée Jean Genet. Néanmoins, c’est l’imagination poétique et le fantasme seuls qui accompagnent la marche à la mort d’Harcamone, dans une veine fantastique qui la métamorphose en miracle de la rose.

    Au final, aussi dérangeant soit-il, il s’agit d’un très grand livre.

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  • Un jeune homme a été frappé d’amnésie. Il a perdu son identité, sa compagne, ses souvenirs et, dans ce trou noir, il a eu la chance de rencontrer le fondateur d’une agence de police privée, qui lui procura un emploi et lui permit de retrouver une identité d’emprunt, sous le nom de Guy Roland.

    Au départ de son bienfaiteur, il se met à rechercher tout son passé disparu. Formé aux enquêtes, il recherche les témoins de sa jeunesse, qui pourraient lui fournir des éléments sur sa personnalité antérieure.

    C’est ainsi qu’il rencontre à Paris toute une série d’individus d’origines variées, susceptibles de lui rappeler des noms de personnes connues autrefois et des lieux de rencontre. Dans cette galerie inattendue figurent des gens de toutes origines, - Russes, Américains, Italiens, Latino-Américains… Il parcourt les rues de Paris, avec une certaine prédilection pour les beaux quartiers : VIIIème, XVIème et XVIIème arrondissements, rendant sa quête pittoresque, entre bars et chambres de misère.

    Petit à petit, il tente de reconstituer une sorte de puzzle, de retrouver des noms, des lieux qu’il a pu fréquenter, des gens qu’il a perdus de vue.

    Des bribes de mémoire lui reviennent à force de patience. Il finit par se rappeler le lieu et les circonstances de la séparation involontaire de sa compagne. Dans sa galerie de témoins figurent quelques personnages louches. La mémoire de la guerre de 1939-1945 revient, avec l’occupation, les tentatives de fuite, les faux amis.

    Le charme du livre réside pour une bonne part dans son écriture simple et descriptive, pour évoquer des lieux au prestige suranné, qui constituent souvent aussi « mon Paris ». Le lecteur avance dans cette recherche sous le mystère d’une sorte de roman policier. Après chaque nouvelle rencontre de Guy Roland, il a l’impression que l’enquête repart dans une nouvelle direction, jusqu’à la fin du livre où le narrateur lui apprend fortuitement qu’il doit retourner à son ancienne adresse à Rome, rue des Boutiques Obscures, 2.

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  • Lord Jim est un roman qui met en scène la responsabilité, le manquement aux obligations, le sentiment de culpabilité et le rachat.

     

    Chacun sait que sur un bateau, en cas de catastrophe, le dernier à quitter le navire est le capitaine. Cette assertion semble aller de soi : le capitaine dirige la navigation, commande tout l’équipage et doit veiller à la sécurité des passagers et de l’équipage. En cas de difficulté, il doit donc rechercher tous les moyens d’éviter les avaries et le naufrage, et fournir tous les efforts possibles pour sauver la totalité des passagers, sans se préoccuper de son propre sort avant d’avoir réglé l’ensemble de ses obligations.

    Après être passé par l’école de marine, le jeune Jim navigua : « il connut la monotonie envoûtante de l’existence entre ciel et mer ».

    Un jour, après avoir déjà subi quelques désagréments au cours de ses différentes traversées, il « prit un embarquement à bord du Patna », vieux vapeur en mauvais état commandé par un Allemand, en qualité de second.

    Huit cents pèlerins embarquèrent sur le Patna et se répandirent dans les moindres recoins du bateau, rapidement repeint pour la traversée. Le vapeur partit vers la mer Rouge. Les relations entre le capitaine et son équipage étaient acerbes, les hommes étant soumis à un régime très strict.

    Au cours de la traversée, le bateau heurta une épave qui perça la coque. Dans une grande confusion, l’inquiétude de l’équipage s’accrut. Le capitaine, au mépris de tous ses devoirs, chercha à sauver sa peau en abandonnant les passagers et la majorité de l’équipage. Un canot fut mis à la mer. Jim était hostile aux décisions du capitaine mais, dans un moment d’effarement, il commit l’irréparable en sautant dans le canot.

    Contre toute attente, le bateau ne coula pas et gagna un port, tracté par un vaisseau militaire. Un tribunal jugea les membres de l’équipage défaillants.

    Un témoin extérieur, le capitaine Marlowe, qui assistait au procès, narre toute l’aventure : la condamnation de Jim, parmi les coupables d’abandon du navire, ses tentatives de reclassement, sa honte, son exil dans un îlot perdu de l’archipel malais, sa prise de responsabilité dans les affaires du pays.

    A travers ce récit très dur, minutieusement conté, Joseph Conrad fait prendre conscience au lecteur d’une véritable éthique de la responsabilité tout en montrant que l’important pour un homme est de savoir rester droit, même sans aucune certitude de succès dans son action.

    Le quotidien des marins, que Conrad était mieux placé que quiconque pour en exposer les rigueurs, n’est qu’un moyen d’exposer une situation en apparence inextricable et d’en déduire toutes les conséquences.

    Derrière l’atmosphère de la marine surgit l’exotisme de l’extrême orient avec sa culture spécifique, qui sert de contrepoint à l’enfermement du bateau, tout en démontrant que les questions humaines les plus difficiles à régler se reproduisent, quel que soit le milieu où elles apparaissent.

     


     

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  • Yukio Mishima compose l’un des plus beaux portraits de frustré de toute la littérature. Le narrateur du Pavillon d’Or, Mizoguchi, est le fils d’un prêtre bouddhiste. Alors qu’il était très jeune, son père commença à lui parler du Pavillon d’Or, l’un des principaux chefs d’œuvre de l’architecture religieuse japonaise, sis à Kyoto, et l’enfant, devenu adolescent, en conserva une vision éblouie.

    Ce qui perturba très tôt Mizoguchi, c’est le bégaiement qui l’affligeait. Au collège déjà, ses camarades se moquaient de lui à cause de ce défaut d’élocution. Il ressentait cette infirmité, pourtant relativement mineure, comme un obstacle entre lui et le monde extérieur.

    En réaction à ce complexe, Mizoguchi développa une volonté de puissance qui reposait d’une part sur l’histoire des tyrans et d’autre part sur l’activité des artistes de génie. Il se construisit donc un imaginaire destiné à compenser les déficiences de son élocution, qu’il ressentait comme une tare rédhibitoire.

    Tout en se destinant à devenir prêtre, à l’exemple de son père, à l’aube de son adolescence, il tomba amoureux d’une jeune voisine nommée Uiko. Provoquant une rencontre plutôt brutale avec celle-ci, il se retrouva complètement effaré lorsque Uiko apparût et il ne put lui adresser une parole. Par la suite, ses relations avec les femmes furent toujours marquées par de fortes inhibitions.

    Entré au temple Rokuonji, dont dépendait le Pavillon d’Or, sous la protection du Prieur, ami de son père, Mizugoshi put s’adonner à son admiration sans partage du célèbre Pavillon. Comme le début de l’action du roman coïncide avec les derniers mois de la Deuxième Guerre Mondiale, le risque de bombardement et de destruction des trésors de Kyoto était particulièrement redouté.

    Au temple, la formation suivie par Mizugoshi contribua à renforcer sa tendance au rêve. La rencontre de camarades l’éloigna momentanément de ses complexes mais les compensations qu’il pouvait y trouver pouvaient le pousser à des actes répréhensibles, qui finirent par rebuter les camarades et les enseignants les mieux intentionnés.

    En dépit d’une progression inéluctable vers une catastrophe, ce roman nous fait pénétrer dans la culture et l’imaginaire japonais de façon à la fois brutale et subtile, avec une intensité qui se maintient jusqu’à sa conclusion.

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