• Roman de formation d’un jeune Irlandais à la fin du XIXème siècle, Portrait de l’artiste en jeune homme est nécessairement nourri d’un puissant arrière plan catholique. Il s’agît en fait de l’adolescence d’un élève dans une institution catholique où, tout bon élève qu’il soit, le jeune Stephen Dedalus subit l’injustice d’un « préfet », qui lui reproche de n’avoir pas rendu un devoir alors que ses lunettes avaient été brisées, ce qui l’empêchait de rédiger. Il subit le châtiment corporel devant tous ses camarades, sans pouvoir faire valoir son incapacité.

    Cette entrée en matière montre la nature des relations humaines qui régnaient au sein de ces écoles, même si, ultérieurement, surmontant sa timidité naturelle, le jeune Stephen alla se plaindre au principal, qui lui apporta son soutien.

    Dans sa famille, Stephen subit la double influence de son père, insouciant et fantasque, et de sa mère, protectrice du foyer, très attachée aux traditions. Tiraillé entre ces deux pôles, Stephen, à l’adolescence, est naturellement touché par la sensualité et c’est auprès d’une prostituée qu’il va tout simplement assouvir son désir. Évidemment, le remords l’accable bientôt après et il n’a de cesse d’aller se confesser pour obtenir l’absolution. Il entend alors le récit circonstancié de toutes les affres de l’enfer chrétien où le péché qu’il a commis doit le conduire nécessairement. Il s’agit d’un très long développement, détaillant avec une profusion de scènes d’horreur tous les maux que doivent subir les pêcheurs non repentis, sans attendre la moindre grâce.

    A l’écoute de toutes ces descriptions de supplices complaisamment énumérées par le prêtre, le jeune homme ressent une véritable panique. Heureusement, le confesseur lui accorda l’absolution, ce qui le rassura bientôt. Néanmoins, à l’encontre de toute logique commune, le confesseur lui demanda alors s’il ne sentait pas au plus profond de lui-même la naissance d’une vocation d’entrer en religion. Il eut de la peine à décliner cette proposition abusive dans l’état où il se trouvait.

    De retour au collège, Stephen est confronté à la traduction d’un texte latin face à un doyen pointilleux. Devant celui-ci, Stephen ressent la froideur du jésuite, bien loin de posséder l’étincelle de l’enthousiasme d’Ignace de Loyola.

    Petit à petit, le lecteur se pénètre de l’idée que toutes les péripéties de ce roman tendent à recréer au travers de la formation d’un adolescent la trame du mythe grec, que Joyce transpose dans un pays du nord de l’Europe, où l’antique culture païenne méditerranéenne tranche radicalement avec le catholicisme, mais rejoint par ses thèmes le fonds traditionnel des légendes celtiques.

    Ainsi, la question se pose de déterminer si le jeune Stephen Dedalus est plus proche de Dédale, l’architecte du Labyrinthe, ou plutôt de son fils Icare, qui se brûle les ailes et tombe irrémédiablement.  

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  • Cahier d’un retour au pays natal est un long poème, hurlant à la face du monde l’ignominie faite aux hommes et aux femmes noirs, dans les Antilles bien sûr, mais aussi sur un plan général, aux Noirs originaires d’Afrique, quel que soit leur lieu de résidence.

    Vaste et forte protestation, il s’agît d’un formidable texte rédigé en vers libres, dans une langue admirable d’invention. Ce cahier recense tout le poids de la misère de l’homme humilié, maltraité, méprisé, châtié et trop souvent mis à mort. Il fait état des circonstances de la maltraitance dans le quotidien, par pure routine, sous le poids d’une habitude enracinée dans l’inconscient du colonisateur.

    Pour le lecteur actuel, il s’agit aujourd’hui d’un thème connu, d’une culpabilité admise dans les milieux éclairés, mais le choc provient de la beauté du texte, qu’André Breton, dans la belle préface qu’il rédigea en 1947, rapproche de la poésie de Lautréamont. Pour ma part, j’y vois aussi, dans la forme et dans la puissance, une résurgence de l’écriture du Rimbaud d’une Saison en enfer. La violence du ton, la puissance des images établissent une parenté lointaine entre les deux poètes.

    Aimé Césaire, ultérieurement, formalisa sa pensée sur l’ignominie de la traite des Noirs et de la colonisation dans son Discours sur le colonialisme, mais dans le Cahier d’un retour au pays natal, c’est le cri de douleur qui éclate à la face du monde.

    C’est un texte qu’il faut aborder directement, sans préparation, en se laissant transporter par son lyrisme, par sa révolte qui éclate à chaque page, et envahir par l’abomination d’un monde qui nie l’humanité d’une large part de ses habitants.

     

     

    A lire aussi :

     


    Le Discours sur le colonialisme - Aimé Césaire

     

    Une saison en enfer – Arthur Rimbaud

     

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  • Livre de mémoires, essai historique et ethnologique, traité  de morale, Amkoullel l’enfant peul est un concentré de ces différents projets, exposé dans une langue riche et particulièrement fluide.

    Amadou Hampâté Bâ, à l’aube du XXème siècle, à Bandiagara, au Mali, est lié par ses deux lignées parentales aux Peuls du Macina et aux Toucouleurs dirigés à la fin du XIXème siècle par le conquérant El Hadj Omar. Ces deux peuples furent longtemps ennemis, et les conquêtes donnaient lieu à de sévères répressions au sein des populations soumises, avant que le temps et l’influence des colonisateurs, français en l’occurrence dans cette région, parvinssent finalement à une pacification.

    Le jeune Amadou, surnommé Amkoullel, vécut cet antagonisme au sein de sa famille, où il se résolut largement à son avantage, après que son père, décédé très tôt après sa naissance, eut laissé sa mère, forte femme pleine de ressources, dans une situation de veuvage rapidement interrompue par une alliance avec l’un des descendants du conquérant.

    Son beau-père le reconnut comme son enfant et s’occupa de lui autant que les circonstances le lui permirent. Les événements tragiques se multiplièrent durant l’enfance d’Amkoullel, mais celui-ci jouissait d’une nature optimiste et parvint toujours à surmonter chagrins et difficultés. Sa famille déménagea à plusieurs reprises, dans différentes villes de l’immense « Soudan français », devenu le Mali, et les déplacements comportaient le plus souvent une bonne part d’errance à pied dans le désert, outre les chevauchées et les traversées sur le Niger.

    De toutes ces aventures, Amkoullel tira toujours un profit personnel sous la forme d’une sagesse héritée à la fois des coutumes africaines et de la pratique de l’Islam. Obligé de quitter les écoles coraniques qu’il fréquentait dans ses différents domiciles, il fut requis par l’administration coloniale pour aller s’instruire à l’école française, à Djenné, loin de sa famille. Il prit cette contrainte pour une chance et s’engagea énergiquement dans l’école française.

    La culture orale africaine entraînait les jeunes gens dès leur enfance à retenir les longs textes des légendes ou du Coran par cœur, après une unique audition, et à les restituer devant un vaste public. Cette habitude lui servit aussi dans l’apprentissage du français.

    Ainsi cet ouvrage, avec beaucoup d’humour et d’humanité, nous fait découvrir le vieux fonds de la culture de l’Afrique occidentale, les institutions traditionnelles qui la régissent et l’aptitude de ses habitants à prendre le dessus sur les événements tragiques. Ils subirent en particulier l’enrôlement massif de la population masculine pour aller combattre en France au cours de la Première Guerre mondiale.

    Il s’agit, en résumé, d’une très grande leçon de civilisation.

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  • Haïssant les voyages et les explorateurs, Claude Lévi-Strauss en fut tout de même réduit à aborder les péripéties de ses voyages destinés à pénétrer au sein de populations qui vivaient généralement dans un milieu naturel exotique et, à l’époque de ses expéditions, dans les années  1930 et 1940, n’avaient guère encore été touchées par le modernisme de la civilisation occidentale.

    Il procéda à une comparaison entre deux mondes éloignés l’un de l’autre, qu’il avait pu étudier de façon approfondie : l’Inde encore britannique, avant l’éclatement entre l’Inde actuelle, le Pakistan, puis plus récemment le Bangladesh, et l’Amazonie. Ses remarques à propos du surpeuplement du monde indien, qui limite les ressources, et la géographie du sous-continent, régulièrement soumis à de terribles inondations lors de la saison de la mousson, en opposition au vide du territoire de l’Amazonie brésilienne, où survivaient des tribus indiennes fort éloignées les unes des autres, l’amenèrent à conclure sur la chance relative du Brésil, largement sous-peuplé et peu équipé encore, malgré les conditions d’existence difficiles des Indiens du Brésil, qui prévalaient jusque-là.

    C’est précisément en se faisant accepter au sein des tribus amazoniennes les plus reculées qu’il put exercer sa mission d’ethnographe, en observant scrupuleusement l’habitat, les coutumes, les costumes et les peintures corporelles, la relation établie entre les vivants et les morts, lesquels tiennent une place majeure dans le quotidien de leurs descendants. Il analysa la condition des femmes, ainsi que celle des enfants et des vieillards. Il s’intéressa aux méthodes mises en œuvre pour se protéger, autant que faire se peut, des dégâts naturels, et aux stratégies de défense à l’encontre des tribus hostiles.

    Grâce à toutes ces investigations minutieusement rapportées au lecteur, Claude Lévi-Strauss permit à celui-ci de comprendre que ces civilisations dites primitives avaient élaboré des types d’organisation aussi complexes que ceux de nos modernes sociétés industrielles.

    Face à toutes ces descriptions, le lecteur comprend que l’activité de l’ethnologue nécessite une bonne santé, une pratique de plusieurs langues, une forte résistance à la fatigue et aux conditions climatiques et sanitaires difficiles, une grande empathie envers les populations les plus « étrangères » et une capacité à assimiler les organisations sociales et culturelles les plus éloignées de sa propre culture.

    Toutes ces qualités permirent à Claude Lévi-Strauss d’apprécier notamment l’extrême raffinement de la société des Bororo, qui jusque-là était considérée totalement primitive. Par ailleurs, l’étude des premières civilisations asiatiques et les découvertes récentes de l’archéologie l’incitèrent à poser pour hypothèse une jonction des civilisations asiatiques et américaines, autour de l’océan Pacifique, par des communications maritimes, en particulier entre l’Alaska et la Sibérie. Celles-ci pourraient remonter à vingt mille ans avant notre ère.

    Ainsi, ce livre est ouvert aux interrogations. Il contient implicitement une réévaluation des civilisations les plus reculées, qui permet de relativiser les avancées de notre propre culture devenue largement mécanique, industrielle et communicationnelle.

    Autre trait propre à ravir les amateurs de notre culture classique : l’hommage à Rousseau proféré vers la fin de l’ouvrage, Rousseau en qui Lévi-Strauss reconnaît «le plus ethnographe des philosophes : s’il n’a jamais voyagé dans des terres lointaines, sa documentation était aussi complète qu’il était possible à un homme de son temps, et il la vivifiait… par une curiosité pleine de sympathie pour les mœurs paysannes et la pensée populaire… »

    Il convient d’ailleurs de noter que l’écriture de Lévi-Strauss est aussi pure et élégante que celle de Rousseau.

    Il faut enfin relever quelques considérations finales relatives à l’islam, qui ont donné lieu à quelques polémiques, toujours vives. N’étant ni musulman, ni croyant, je n’y ai rien trouvé de choquant, mais il est compréhensible que la sensibilité des croyants soit à fleur de peau.

    Quoi qu’il en soit, Tristes tropiques reste un ouvrage majeur, à méditer longuement.

     

     

     

     

    A lire également : Rousseau et l’état de nature

     

                                    La vie primitive

     

     

     

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  • Pourquoi lisons-nous ? Pour que les livres continuent d’attirer des lecteurs après tant de siècles d’accumulation d’ouvrages de milliers d’écrivains, il faut bien que les lecteurs retirent quelque avantage de leur lecture.

    Il y a les manuels scolaires, qui sont des instruments d’instruction et dont le but n’est guère d’apporter un plaisir aux lecteurs, quoique cela puisse néanmoins se produire, généralement à l’insu de leurs auteurs et à l’encontre de leurs intentions.

    Mais il y a surtout toute la littérature romanesque, et c’est ce domaine qui suscita la réflexion de Roland Barthes.

    Il distingue deux types de gratifications que la lecture de romans peut apporter au lecteur : le plaisir et la jouissance.

    Le premier accompagne le plus souvent selon lui la lecture d’auteurs reconnus : il cite notamment Proust et Flaubert, et le lecteur qui lisait régulièrement ses chroniques dans Le nouvel observateur des années 1970 n’en sera pas surpris. Combien de fois n’aura-t-il pas apprécié le rapprochement que Barthes effectuait d’un incident de la vie quotidienne à un passage de La Recherche du temps perdu ? Ces chroniques, sans doute composées sous l’effet du plaisir de retrouver dans la vie courante une impression marquante de l’œuvre étaient souvent de nature à enchanter les lecteurs de Barthes.

    En revanche, il percevait la jouissance plutôt du côté des auteurs les plus modernes, et l’on peut concevoir en effet que les ruptures du style classique qu’opérait un écrivain comme Claude Simon, par exemple, produisent plus facilement la jouissance que le plaisir.

    A lire de tels romans, le lecteur qui vainc la difficulté inhérente à leur narration peut en ressentir une véritable jouissance, comparable, quoique sur un autre plan, aux effets produits par les textes de Sade ou de Choderlos de Laclos.

    Roland Barthes met en garde son lecteur cependant : le plaisir n’est pas garanti. Le lecteur qui relit un ouvrage qui lui procura le plus grand plaisir peut perdre celui-ci totalement à l’issue de sa relecture : c’est aussi une expérience que des lecteurs confirmés peuvent avoir vécue à plusieurs reprises.

    Ce court essai se présente au lecteur sous un nombre significatif d’entrées, renonçant ainsi à l’esprit de système et rendant sa lecture à la fois plus vive et moins didactique : il eût en effet été fâcheux qu’un tel texte devînt un pensum fastidieux. Heureusement, Barthes l’a agrémenté de quelques facéties à sa façon, comme la table finale renvoyant à différentes notions, énumérées par ordre alphabétique, selon les numéros de pages croissants.

     

     

    A lire :  Le degré zéro de l’écriture – Roland Barthes 

     

     

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