• Le verdict est l’une des premières nouvelles dont Kafka fut suffisamment satisfait. Écrite d’une traite au cours d’une nuit de 1912, au début de sa relation avec Felice Bauer, elle met en scène un fils et son père avec, en arrière-plan, les figures d’un ami, expatrié à Saint Pétersbourg, et de la fiancée du fils. L’ami, après des débuts prometteurs dans son entreprise commerciale, connaissait des difficultés et le jeune Georg Bendemann, qui venait de terminer de lui écrire une lettre, réfléchissait à sa situation avec le souci de ne pas le froisser. Rempli de sollicitude grâce à l’assurance procurée par sa propre position à la tête d’une affaire de négoce prospère dont il avait récemment repris les rênes à son père vieillissant, il hésitait à lui envoyer la lettre, à lui conseiller de revenir au pays, alors que quelques années plus tôt, après le décès de sa mère, c’est l’ami qui l’avait invité à le rejoindre à Pétersbourg. Il en conclut qu’à un ami en telle détresse il était impossible de faire part de nouvelles sérieuses, et il se contentait de lui annoncer des événements insignifiants, comme des fiançailles. Ainsi dans la présente lettre lui annonçait-il ses propres fiançailles avec une jeune fille d’une famille riche.

    Au terme de ses réflexions, il alla voir son père dans sa chambre. Le père le reçut froidement, rappelant sa propre mise à l’écart depuis la mort de la mère, ainsi que tous les faits qui lui furent cachés, et lui demandant brusquement si l’existence de l’ami de Pétersbourg était bien réelle.

    A partir de là se développe un véritable combat entre le père et le fils. Le père, malgré le poids des ans, domine totalement son fils tourmenté par la mauvaise foi et le condamne à la noyade sous l’accusation de tromperie et de luxure.

    Sans hésitation, Georg courut à la rivière, sauta le garde-fou et se laissa tomber, alors qu’ « il y avait sur le pont une circulation littéralement folle ».

    Avec une remarquable économie de moyens, Kafka exprime puissamment l’opposition père-fils, en faisant écho implicitement à la théorie freudienne de la tribu primitive dominée par le chef qui s’attribue le monopole des relations sexuelles, châtiant impitoyablement les contrevenants (Totem et Tabou, Freud 1913). Ce qu’il y a de plus étrange dans la nouvelle, c’est l’absence d’hésitation du fils à exécuter le verdict du père.

    La rédaction de cette nouvelle, néanmoins, ne permit pas à Kafka d’exorciser complètement le conflit père-fils, puisqu’il dut encore rédiger en 1919 la fameuse Lettre au père, qui ne fut jamais envoyée à son destinataire.

     

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  • Dans la Vienne fin de siècle, où la vie peut paraître à certains si douce, un jeune officier rencontre un ami, qui doit payer de toute urgence une dette de jeu et lui demande de lui avancer la somme.

    Seulement, la carrière des armes n’apporte pas l’aisance financière et la solde du jeune lieutenant se trouve vite dépensée. L’aimable officier ne voit d’autre issue que le recours à son oncle ou le gain aux cartes.

    Après réflexion, il se résigne à la seconde solution et ne parvient qu’à ajouter sa propre dette à celle de son ami.

    Cette histoire somme toute banale est racontée avec une parfaite maîtrise par le docteur Schnitzler, qui, lors de l’indispensable visite à l’oncle à la suite de la débâcle du lieutenant, introduit encore l’épouse de l’oncle, qui fut une maîtresse occasionnelle de l’officier, renforçant par ces souvenirs le cœur de l’intrigue d’un arrière plan de libertinage, mêlé à un affairisme quelque peu sordide.

    Ainsi ce monde léger et plein de charme, en apparence, révèle par touches successives son implacable dureté.

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  • Au tournant des années soixante, la société de consommation entrait dans les mœurs. Chacun se sentait touché par l’attrait des nouveautés offertes par l’activité économique en développement. Les agences de publicité commençaient à prospérer sur la généralisation progressive de l’envie de confort et de modernisme. Pour des jeunes gens dont l’enfance s’était déroulée à l’époque du sang et des larmes, ou même des restrictions de l’immédiat après-guerre, la tentation était grande de s’ouvrir à la promesse des choses.

    Sylvie et Jérôme partageaient cette vision de l’existence naissante d’un nouveau luxe, accessible à un plus grand nombre d’individus. Vivant à l’étroit dans un logement exigu de trente cinq mètres carrés, ils rêvaient de luxe, de modernisme, de toutes les commodités que commençait à suggérer la société de consommation. Pour épouser leur temps, ils choisirent de travailler dans la publicité en devenant enquêteurs dans des agences nouvellement créées. Les revenus y étaient modestes mais l’espoir les faisait vivre. Ils convoitaient un grand appartement bien décoré, situé dans les beaux quartiers, le bonheur d’une vie enrichie par les voyages et les loisirs. Ils ressentaient tous les attraits de la société comme une chance qui leur était offerte et qu’il fallait savoir saisir. Tous ceux qui ont vécu à cette époque se souviennent de cette vaste aspiration au bien-être.

    Ils rêvaient aussi de terres inconnues, à explorer, et c’est ce qui les conduisit à accepter un poste d’enseignante à Sfax, en Tunisie, pour Sylvie.

    Seulement, même dans les pays qui sortaient à peine de la colonisation, la réalité n’était pas aussi enchanteresse que dans les rêves. Ainsi connurent-ils de nouvelles déconvenues.

    Au fil de leurs tentatives, le lecteur les voit verser dans la déception. Ils semblent très proches du jeune couple décrit dans le Planétarium de Nathalie Sarraute, tout en utilisant d’autres moyens, qui peuvent paraître plus courageux, pour parvenir à leurs fins.

    Le lecteur pourvu d’un peu de tendresse pour cette jeunesse pré-soixante-huitarde peut ressentir de la compassion pour leurs tentatives d’exaucer leurs rêves, vite avortées, mais sans les nourrir d’une trop forte amertume.

    Les Choses, en réalité, constitue une image très juste de ces années qui aboutirent au soulèvement général de la jeunesse, en France et ailleurs, et malgré l’échec final que le roman restitue, ce récit retient l’attention par la volonté d’avancer qu’il manifeste, et la capacité de rebondir de ses deux antihéros, le tout favorisé par la très belle écriture de Georges Perec.

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  • Dans ce récent roman de Patrick Modiano, le narrateur doute de sa mémoire. Les souvenirs qui lui viennent à l’esprit sont incertains, confus. Ils sont trop anciens pour lui permettre de retrouver des témoins. Le seul élément tangible auquel il peut se raccrocher est un carnet noir rempli de notes : des noms, des dates et de courts textes.

    A partir de ce carnet se reconstitue toute une époque de sa vie où il côtoyait un petit groupe de personnes dont il avait noté les noms. Ces gens avaient quelque chose à voir avec le Maroc. Certains logeaient à la Cité Universitaire du boulevard Jourdan à Paris ; d’autres dans des chambres d’hôtels. Ils se retrouvaient volontiers dans un café du boulevard Saint Michel, près des jardins du Luxembourg. Ces rencontres remémorées ravivent l’errance urbaine du narrateur, une cinquantaine d’années après les événements, dans de nombreux quartiers de Paris.

    Il avait alors entamé une liaison avec Dannie, l’une des membres du petit groupe qui un jour lui demanda : « Qu’est-ce que tu dirais si j’avais tué quelqu’un ? »

    Au fil des réflexions et des conversations du narrateur avec les autres membres du groupe, celui-ci apprit que Dannie aurait commis « quelque chose de grave ». 

    Ainsi commence à se développer une sorte de roman policier inversé où l’objet de la quête ne serait pas le coupable du crime, mais la nature du fait évoqué et ses circonstances.

    Une atmosphère de mystère plane donc sur l’ensemble du roman, rythmé par le mouvement de balancier entre le présent et le passé, avec une lenteur propre au tempo de la mémoire du narrateur, qui revit l’époque révolue dans un mélange de nostalgie et de dégoût perceptible.

    Le lecteur qui a traversé les années 1960 pourrait être tenté de faire le rapprochement avec l’affaire Ben Barka, quoiqu’aucun élément du roman ne contienne une allusion explicite à cet ancien crime, qui ne fut jamais élucidé. Une écriture précise et neutre constitue la marque de ce roman et lui confère toute la froideur propre à évoquer des événements crapuleux, qui ne furent jamais complètement résolus.

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  • En 1910, Sigmund Freud reçut un jeune Russe d’Odessa, Serguei Constantinovitch Pankejeff, qui souhaitait suivre une cure avec lui. L’analyse de Freud dura quatre ans, jusqu’en 1914.

    Ce jeune homme avait subi, selon les déclarations de Freud, un grave trouble névrotique dans ses années d’enfance. L’origine de cette névrose infantile remonterait au plus jeune âge de son patient, à un an et demi, lorsque le petit garçon, qui dormait habituellement dans la chambre de ses parents, aurait assisté à leur coït, le père pénétrant la mère par derrière.

    Freud énumère tous les avantages qu’il y a pour l’analyste à connaître les troubles survenus dans les toutes premières années du patient, et il procède à un récit particulièrement détaillé, qui demeure sans doute la description la plus complète et la plus précise qu’il ait donné d’une analyse.

    La scène initiale à laquelle assista l’enfant marqua toute sa vie et décida de ses orientations sexuelles. Dans les mois qui suivirent cette scène, le tout jeune garçon subit l’influence et la domination de sa sœur aînée, beaucoup plus dynamique que lui, et cette relation contribua encore à ses inhibitions. Ultérieurement, la vision d’une servante lavant le sol à genou, dans la position même où, encore bébé, il avait vu sa mère pénétrée par son père le troubla encore.

    Ce n’est que quelques années plus tard qu’il eut à plusieurs reprises des rêves d’angoisse au cours desquels il voyait six grands loups blancs, avec de longues queues fournies, semblables à celles de renards, qui accentuèrent encore ses troubles et provoquèrent chez lui une constipation chronique.

    Ultérieurement, Freud explique que la maladie du jeune Serguei Constantinovitch évolua vers une forme de névrose de contrainte. Il est remarquable de passer par toutes les étapes de l’exposé de Freud, au cours desquelles il semble au lecteur avoir fourni des associations particulièrement pertinentes, conservant une mémoire infaillible des déclarations de son patient et une logique implacable.

    Nous serions donc tenté de penser que cette analyse constitue un modèle du genre, décrite par le père de la psychanalyse. Or, la préface rédigée par Patrick J. Mahony contredit totalement cette interprétation.

    Ce dernier rappelle en effet que Serguei Pankejeff n’a pas retrouvé la santé immédiatement après la fin de son traitement par Freud, mais qu’il poursuivit son analyse avec de nombreux disciples du maître pendant une durée de plus de trois quarts de siècle.

    P. Mahony évoque «la complaisance caractérielle du patient qui constitua un obstacle majeur dans sa première analyse » par Freud.

    Freud aurait lui-même renforcé ce travers par l’utilisation de la suggestion. Ainsi se serait-il fourvoyé sur les résultats de son analyse, et les symptômes du patient auraient-ils été multipliés après le terme de sa thérapie, nécessitant la reprise de la cure avec d’autres intervenants.

    Naturellement, le lecteur curieux se gardera bien de lire la préface avant le texte de Freud : celui-ci constitue véritablement une formidable élaboration intellectuelle qu’il serait regrettable d’amoindrir par la lecture critique préalable de son contradicteur.

     

     

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